I.A. MUSICALES

CAS N°1
SUNO
Suno est l’une des plateformes génératives les plus populaires dans le milieu musical. Créée en 2023 par quatre alumnis de géants de la tech comme Meta ou TikTok, Suno permet à tous de créer des chansons entières (instrumentale et/ou chantées) à partir d’une simple commande écrite, appelée “prompt”. En seulement quelques secondes, et gratuitement, le logiciel génère une chanson originale à partir du “prompt” ou même à partir d’un début de chanson préexistant. Avec la version premium à 10 euros par mois, il est possible de passer de 10 à 100 chansons par jour, avec la possibilité de créer des reprises de chansons existantes, mais surtout de commercialiser les morceaux générées via les plateformes de streaming ou même directement sur Suno. En tout juste un an d’existence, Suno a engrangé des millions d’utilisateur·ice·s, et affiche clairement son objectif de remplacer les plateformes de streaming sur le long terme. À ce jour, les données sur lesquelles se base le logiciel pour se développer restent tout de même un mystère, profitant notamment du flou juridique qui entoure les IA génératives pour affirmer qu’aucun droit d’auteur n’est enfreint.
CAS N°2
AUTOTUNE
L’Auto-Tune, développé en 1997 par Antares Audio Technologies, est un logiciel de traitement sonore qui permet de corriger la justesse des notes vocales en temps réel. Conçu par l’ingénieur Andy Hildebrand, qui travaillait dans l’industrie pétrolière, l’Auto-Tune utilise un algorithme inspiré de techniques de traitement du signal, initialement destinées à analyser les ondes sismiques. En appliquant ces principes à la voix, l’Auto-Tune détecte la hauteur d’une note et ajuste les fréquences pour la faire correspondre à une échelle de notes prédéfinie. Son fonctionnement repose sur l’analyse des fréquences en divisant le signal vocal en segments. Pour chaque segment, le logiciel identifie la note jouée et, si nécessaire, ajuste la fréquence pour correspondre aux notes de référence souhaitées. Ce processus se fait en temps réel, ce qui permet aux artistes d’entendre les corrections vocales immédiatement en studio ou même sur scène. Dans les paramètres avancés, les utilisateurs peuvent ajuster des aspects comme la vitesse de correction et l’ampleur des modifications, permettant un rendu discret ou, au contraire, un effet sonore distinctif. Dès sa sortie, l’Auto-Tune a suscité un fort intérêt dans l’industrie musicale, car il permettait de gommer les imperfections vocales sans nécessiter de nouvelles prises d’enregistrement. Aujourd’hui, il est considéré comme un outil incontournable dans la production musicale, aussi bien pour la correction que pour les effets vocaux.

Concept n°1
Substitution technique
Le concept de substitution technique repose sur l’idée que le développement d’une nouvelle technologie dans un domaine aurait vocation à remplacer une technologie plus ancienne. Or, ce remplacement d’une technologie par une autre n’est pas automatique, ni même évident. Dans le cas des instruments de musique par exemple, le développement de logiciels de MAO (musique assistée par ordinateur) a permis de recréer le son de n’importe quel instrument de manière complètement artificiel. Cependant, ces technologies adoptées depuis maintenant plusieurs années n’ont pas remplacé la pratique ou l’usage d’instruments de musique physiques, elles ont simplement créé une nouvelle possibilité, avec ses avantages et inconvénients. Cette vision substitutive de la technologie provient d’un oubli de la constitutivité de la technique, qui s’inscrit alors dans un milieu et dans ses relations, et ne peut donc pas être immédiatement remplacée. Comme l’affirme Pierre Steiner dans un chapitre sur la constitutivité technique, “il n’y a pas de substitution mais une transformation de l’expérience et du milieu”. Bien que la substitution technique soit possible au long terme, elle s’arrête souvent au stade d’accumulation, en offrant des nouvelles caractéristiques techniques par rapport à une autre technologie, tout en en détruisant.
Cette accumulation des possibles s’accompagne d’ailleurs fréquemment du concept initialement financier de “l’effet rebond”, où le développement d’un “substitut” à une technologie se massifie tellement qu’il en perd ses avantages initiaux vis-à-vis de la précédente technologie. Dans le cas des énergies par exemple, et du mythe de la “transition énergétique”, on constate deux choses. D’abord, les modes de conversion d’énergie ne se remplacent pas les uns les autres, ils s’additionnent. On consomme par exemple aujourd’hui davantage de charbon que jamais auparavant. Et, par ailleurs, la mise au point d’une nouvelle source d’énergie plus efficace que la précédente résulte en une surconsommation de celle-ci, qui alors devient moins efficace que son prédécesseur par effet de quantité.
Ainsi, malgré la récurrence des discours techno-optimistes sur le potentiel substitutif des nouvelles technologies, celui-ci est souvent déduit sans prendre en compte les dynamiques du milieu. Bien que cet effet de remplacement soit possible, il est loin d’être aussi évident qu’il n’y parait, et laisse généralement place à de nouvelles caractéristiques qui côtoient les anciennes, créant au passage de nouveaux objets.
Concept n°2
Prolétarisation
La prolétarisation est un concept développé par le philosophe Bernard Stiegler, qui décrit le processus par lequel les individus perdent leur savoir-faire et leurs compétences lorsqu’une technologie prend en charge des tâches qu’ils maîtrisaient autrefois. Autrement dit, les compétences, auparavant acquises et affinées par l’expérience, sont remplacées par des outils automatisés, ce qui entraîne une dévalorisation de ces savoirs chez les individus. Ce phénomène est particulièrement visible dans les domaines où des expertises spécialisées étaient indispensables avant l’automatisation ou la simplification apportées par la technologie. Par exemple, dans l’orfèvrerie, la précision manuelle autrefois nécessaire pour façonner un bijou est en grande partie remplacée par des machines de découpe laser, tandis que dans l’impression textile, les techniques de teinture ou de broderie manuelle cèdent du terrain face aux imprimantes numériques capables de reproduire des motifs complexes en un temps record. De même, dans la musique, la composition sonore autrefois réalisée par des musiciens experts est facilitée, voire remplacée, par des logiciels de création musicale qui permettent à des amateurs de générer des morceaux en quelques clics. Stiegler voit dans ce processus une menace à l’authenticité et à la diversité de ces compétences individuelles, qui deviennent de moins en moins nécessaires dans un système piloté par des algorithmes.
La prolétarisation touche aussi à la manière dont les individus se rapportent à leur activité. En perdant leur maîtrise des processus, les travailleurs deviennent dépendants des outils technologiques pour accomplir des tâches qui nécessitaient autrefois une certaine autonomie. Cette dépendance aux outils, qu’ils soient physiques ou numériques, réduit l’individu au rôle d’utilisateur d’une machine, et non plus d’artisan ou d’expert de son domaine. Dans un contexte prolétarisé, le sens du travail se modifie profondément : l’engagement dans le processus de création ou de production diminue, car le rôle du travailleur est limité aux interactions nécessaires avec un outil préprogrammé. En effet, la technologie prend le relais des savoir-faire, non sans compromettre la capacité des individus à entretenir ou développer leurs propres compétences, et à exprimer un savoir-faire unique.
Concept n°3
Adaptation et exaptation
Adaptation signifie créer quelque chose pour répondre à un besoin précis ou pour résoudre un problème dans un environnement donné. En biologie, on dit que « la fonction crée l’organe » : une capacité, comme la nageoire d’un poisson ou la fourrure d’un mammifère, apparaît pour répondre aux besoins de survie dans un certain milieu. En technologie, ce concept est similaire : les outils sont créés pour remplir une fonction précise, répondant aux besoins du contexte dans lequel ils sont utilisés. Par exemple, un parapluie est conçu pour protéger de la pluie, c’est donc une adaptation aux conditions climatiques.
Dans différentes cultures, les gens ont souvent inventé des outils similaires pour des raisons pratiques, même s’ils ne se connaissaient pas. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient des besoins similaires : couper, creuser, se protéger, etc. C’est ce besoin commun qui a conduit à l’invention de couteaux, de haches ou d’abris dans des endroits très différents (Leroi-Gourhan, 2024).
Exaptation se produit lorsqu’un objet ou une invention, conçu au départ pour un usage précis, finit par être utilisé d’une manière complètement différente (Gould et Vrba 1982). Ce concept montre que les structures biologiques ou technologiques peuvent évoluer pour remplir des rôles différents de ceux pour lesquels elles ont été créées.
En technologie, l’adaptation est très fréquente. Par exemple, la fonction « Bluetooth » des téléphones portables a été conçue pour échanger des fichiers, mais elle est aujourd’hui largement utilisée pour connecter des écouteurs sans fil ou des enceintes. Ce n’était pas le but initial, mais cette fonctionnalité a trouvé de nouveaux usages.
Ces deux concepts montrent que les inventions évoluent : certaines sont conçues spécifiquement pour un besoin (adaptation), et d’autres trouvent un second souffle en répondant à des besoins nouveaux et inattendus (exaptation).
Friction n°1 : Suno, une technologie qui ne substitue pas, mais prolétarise
Les créateurs de Suno affichent une ambition claire : remplacer les plateformes de streaming. Selon eux, si l’auditeur peut devenir créateur, il pourra se passer d’écouter les œuvres de musiciens plus traditionnels. L’idée sous-jacente est de démocratiser la création musicale, en permettant à chacun de produire de la musique sans barrière technique. En impliquant une équivalence entre la musique produite par ce logiciel et les autres formes de musique, Suno redéfinit les critères d’accès à la création musicale. Pourtant, cette équivalence reste discutable : la musique générée par Suno présente des avantages indéniables, tels que la rapidité et la facilité de création, mais aussi des inconvénients majeurs, notamment une perte de contrôle sur le processus créatif et une difficulté à transmettre des émotions profondément personnelles. Malgré les milliers de créateurs qui émergent sur la plateforme, il serait exagéré de dire qu’elle constitue un véritable substitut à la musique traditionnelle. Au mieux, elle s’inscrit comme une alternative complémentaire, bien que le débat reste ouvert sur une potentielle substitution future. Cependant, cette transition, si elle se produit un jour, est loin d’être acquise, et le caractère distinct de la musique générée par l’IA suggère qu’elle répond à des besoins différents de ceux comblés par la musique traditionnelle.
Suno, bien qu’il ne remplace pas la musique traditionnelle, en transforme une partie essentielle du sens et redéfinit les mécanismes de création musicale. Derrière chaque morceau généré par ce logiciel, il y a toujours un individu pour initier le processus, mais son rôle diffère radicalement de celui d’un musicien traditionnel. Le travail de création passe de la maîtrise instrumentale ou de la composition sonore à une sorte d’ingénierie textuelle, où l’utilisateur oriente la machine via des mots-clés ou des descriptions. Ce changement profond s’inscrit dans le cadre de la prolétarisation : un processus où les savoir-faire complexes et spécialisés sont peu à peu remplacés par des outils technologiques, simplifiant le travail au point de le rendre accessible à un plus grand nombre. Si cette accessibilité permet une démocratisation de la création musicale, elle entraîne également une forme de dépendance à la machine. L’utilisateur ne contrôle plus entièrement les aspects techniques ou artistiques de son œuvre, laissant à l’algorithme une part importante des décisions créatives.
La prolétarisation, telle qu’elle s’exprime avec Suno, pose donc la question de la place du savoir-faire dans l’art. Là où, auparavant, les musiciens consacraient des années à développer une technique personnelle et une sensibilité musicale unique, ils se retrouvent désormais limités à orienter des outils programmés. Le musicien, autrefois maître de sa création, devient un « prolétaire » technologique : un utilisateur dont le rôle est réduit à ajuster des paramètres ou à trouver les bons mots pour guider la machine. Cela dévalorise la maîtrise artistique et personnelle, réduisant la création musicale à un exercice d’interaction avec un logiciel, au détriment d’une véritable exploration sonore. Cette transformation ne signifie pas la disparition des musiciens traditionnels, mais elle redéfinit leur rôle et leur place dans un système où l’IA joue un rôle central.
Enfin, bien que Suno ne garantisse pas une révolution immédiate de la musique, son impact sur les processus créatifs est indéniable. Il recompose la manière de penser et de produire la musique, en mettant en lumière les tensions entre innovation technologique et préservation des savoir-faire. Si l’outil peut sembler libérateur en rendant la musique accessible à un large public, il enchaîne également les artistes à des cadres rigides imposés par la machine, limitant leur capacité à exprimer pleinement leur identité artistique. En ce sens, Suno illustre parfaitement les enjeux soulevés par la prolétarisation : un équilibre délicat entre démocratisation et standardisation, entre autonomie et dépendance, entre créativité et mécanisation.
Friction n°2 : Autotune, exaptation d’un outil
L’Auto-Tune, initialement conçu comme un outil d’adaptation pour corriger les fausses notes et améliorer la justesse vocale, a rapidement pris un rôle inattendu dans l’industrie musicale en devenant un instrument de création à part entière. Ce passage de la correction technique à l’innovation artistique révèle un processus d’exaptation : une technologie, pensée pour une fonction spécifique, est réappropriée pour des usages créatifs nouveaux, souvent loin de son objectif initial. Au lieu de se limiter à ajuster la voix aux bonnes notes, l’Auto-Tune est devenu un élément stylistique, donnant naissance à des effets sonores inédits et redéfinissant la voix humaine dans la musique.
Un exemple frappant de cette dynamique est l’utilisation d’Auto-Tune par Imogen Heap. En exploitant le logiciel au-delà de sa fonction d’origine, elle en a fait un pilier de son identité artistique, transformant sa voix pour lui donner une qualité presque instrumentale. Dans son titre « Hide and Seek », Imogen Heap utilise l’Auto-Tune pour créer des effets vocaux singuliers, intégrant des modulations qui rendent sa voix numérique et la distinguent du chant traditionnel. Ce détournement technique illustre non seulement l’adaptation de l’Auto-Tune pour des performances parfaites mais aussi son exaptation pour créer de nouvelles textures et styles musicaux. En poussant l’outil à ses limites, elle redéfinit le lien entre l’artiste et la technologie, permettant à la voix humaine d’atteindre des sonorités inaccessibles par des moyens naturels.
Ce processus d’adaptation et d’exaptation ne se limite pas à Imogen Heap. D’autres artistes ont embrassé cette transformation pour expérimenter avec la voix, donnant naissance à des genres comme l’hyperpop, qui joue volontairement avec des effets de distorsion vocale extrême. L’Auto-Tune, à travers ces réappropriations, démontre comment un simple outil correctif peut évoluer pour devenir un symbole culturel et une marque artistique. Cette friction entre sa fonction initiale et son usage créatif pose des questions sur l’authenticité de la performance vocale et sur la place de la technologie dans la création artistique.
Références